51.
Damien resta tout retourné d’avoir été confondu de la sorte devant sa famille. Encore une fois, il se demanda ce qu’il allait faire : faire mourir Alice et perdre tout ce qu’elle représentait ou continuer de la faire vivre avec de nouvelles perspectives, professionnelles entre autres. Mais Bérénice revenait sans cesse à son esprit. Il en était vraiment amoureux et donnerait beaucoup pour vivre avec elle. Sauf qu’elle était mariée et que vivre avec elle signifiait vivre avec son mari.
Et encore une fois, il ne pouvait se résoudre à la perdre. Alice était de nouveau graciée.
Marjorie vint sonner chez Damien pour avoir sa confirmation pour l’apéritif qu’elle avait prévu pour faire connaissance d’Alice. Ils convinrent que le lendemain soir serait une bonne idée. Marjorie lui fit comprendre à demi-mots qu’elle serait ravie de mieux connaitre Alice.
Plus ça allait et plus Damien s’effaçait au profit d’Alice.
C’est donc dans une tenue sobre qu’il frappa le lendemain chez ses voisins, une bouteille de champagne à la main. Il offrit pour l’occasion un vêtement à Manon qui lui décrocha son meilleur sourire. La soirée et les discussions s’éternisèrent après minuit.
L’ultimatum fixé par Pierre Granberg arrivait bientôt à échéance et Damien ne savait toujours pas quoi faire. Ils s’étaient parlés plusieurs fois par téléphone mais Pierre n’avait jamais évoqué le marché passé un mois plus tôt au restaurant.
Damien fit le point sur son activité, ses clients, son chiffre d’affaires. Pierre Granberg était son client principal et le perdre pourrait l’envoyer direct au Pôle Emploi. L’idée même de revenir travailler en tant que salarié le révulsait. Il avait eu suffisamment de mal à gagner son indépendance pour la perdre maintenant. Certes, il ne comptait pas ses heures, n’avait pas de RTT, mais c’était cent fois mieux que les trente-neuf heures officielles, les heures sup’ non payées et surtout un chef souvent incompétent, qui ne pensait qu’à se faire bien voir de ses supérieurs.
Alice était de plus en plus à l’aise en public. Toutes les sorties qu’elle avait faites avec Bérénice ou Patrice le prouvaient. Elle faisait parfaitement illusion. La soirée avec Marjorie et Jérôme, qui l’avaient considérée et traitée comme une femme à part entière, tout en sachant que c’était un homme, en était encore une autre preuve.
Même ses propres parents et ses sœurs avaient accepté son travestisme sans broncher.
Etaient-ce là les signes évidents qu’Alice devait prendre le pas sur Damien ? Damien justement, refusait de l’admettre. Pourtant…
Quelques années plus tôt, il avait déjà pris une première décision, un pari fou sur un avenir passablement incertain mais qui, au final, ne lui avait pas trop mal réussi.
Aujourd’hui, il s’apprêtait à prendre une deuxième décision, un pari encore plus fou, sur un avenir encore plus incertain.
Lorsque Pierre Granberg reçut Alice dans son bureau, un grand sourire illuminait son visage.
– Je suis très heureux que tu sois venue, dit-il
– J’ai l’impression de faire la plus grosse connerie de ma vie, mais bon. On verra bien.
– Ne t’en fais pas. Tout va aller très bien.
Pierre s’installa dans son fauteuil et appuya sur la souris
– Et voilà ! Je viens de faire ta publicité.
– Comment ça ?
– J’ai envoyé un mail à une dizaine de mes amis pour leur proposer tes services.
– Euh, je ne sais que dire.
– Un diner si Alice gagne de nouveaux contrats !
– C’est le minimum que je puisse faire.
La vie continua. Alice fut rapidement contactée par les amis de Pierre et signa ses premiers contrats avec certains d’entre eux.
Ce nouvel afflux de travail l’obligea à cesser ses liaisons du lundi après-midi avec Bérénice.
Elle passait désormais les week-ends avec son couple d’amants, sauf quand leurs enfants étaient présents. Même s’ils étaient au courant, elle ne voulait pas gâcher l’unité familiale.
L’été arriva et tout naturellement, Bérénice proposa à Alice de passer les vacances avec eux, dans les Pyrénées. Mais en fille bien sûr. Alice avait beau arguer qu’elle n’avait jamais fait de randonnée, qu’elle n’avait pas le matériel nécessaire, qu’elle serait un boulet pour eux, rien n’y fit et elle fut bien obligée de capituler.
Alice, pas plus que Damien d’ailleurs, ne connaissait la montagne en été. Il avait fait quelques séjours pour skier, sans plus. Patrice lui fit découvrir le massif du Néouvielle, ses lacs, ses chemins boisés, les crêtes offrant des panoramas à couper le souffle. Alice fut tentée de se baigner dans un de ses lacs à l’eau limpide mais la température plus que fraiche l’en dissuada. Elle découvrit le col du Tourmalet, qu’elle ne connaissait que par la retransmission télévisée du Tour de France et visita l’observatoire du Pic du Midi.
Bien sûr, ces trois semaines ne se limitèrent pas à la randonnée. Les parties de sexe furent quotidiennes. Ils firent même l’amour en altitude. A deux mille mètres, le septième ciel n’avait jamais été aussi près.
Amour à trois souvent, mais aussi intimité entre Alice et Bérénice quand Patrice tentait vainement d’imiter les coureurs cyclistes à l’assaut des cols Pyrénéens. Le col d’Aspin pour Patrice, le col de l’Utérus pour Alice, certes plus facile à grimper mais tout aussi épuisant.
Mois d’août à La Rochelle encombrée par les touristes. Alice trouvait la tranquillité chez le couple. Piscine, farniente, sexe. Malgré ses protestations, Bérénice avait fini par convaincre Alice de porter un deux pièces pour bronzer car son mari trouvait que les marques blanches lui donnaient une féminité encore plus excitante.
Patrice la sodomisait régulièrement et si désormais, elle accueillait sans problème son sexe imposant, elle simulait toujours le plaisir qu’elle prenait. Patrice n’était pas dupe, mais ne lui en voulait pas. Le jour où elle jouirait pour de vrai arriverait tôt ou tard. Le simple fait qu’elle l’accepte en elle le rendait heureux.
Alice aimait beaucoup faire l’amour à Bérénice pendant que Patrice la pilonnait. Mais elle aimait encore plus lui faire l’amour en toute intimité, moments que Patrice lui accordait assez souvent, mais parce que lui aussi baisait Alice sans la présence de sa femme, mais avec sa bénédiction.
Le trio fonctionnait parfaitement, sans heurts. Alice avait revu les enfants de Bérénice à plusieurs reprises lors des week-ends. Ces derniers l’avaient définitivement adoptée, tout en sachant pertinemment que leurs parents baisaient avec le travesti.
52.
Septembre arriva très vite. La ville retrouva son calme. Les affaires reprirent leurs cours.
Désormais Damien passait plus de temps en femme qu’en homme. Excepté pour deux clients qui n’avaient pas voulu reconduire leur contrat, l’activité de consulting que Damien avait créée était désormais gérée par Alice.
Mais elle se trouva rapidement confrontée à un problème te taille : elle avait du mal à passer la journée sans que sa barbe ne soit visible. Tant qu’elle se travestissait pour batifoler, cela ne posait pas trop de problème. Mais en partant tôt le matin, la repousse avait tout son temps pour apparaitre.
Après discussion avec Bérénice, elle opta pour une épilation définitive de sa barbe. Long, douloureux et hors de prix. Mais le résultat était sans appel. En trois mois, elle retrouva sa peau d’adolescent pré-pubère.
Depuis l’été, elle se laissait aussi pousser les cheveux et les visites bimensuelles chez sa coiffeuse désormais dans la confidence lui permettaient de s’affranchir de perruque. Enfin, elle s’était fait percer les oreilles et arborait élégamment créoles, pendentif, et autres puces.
Sa famille fit aussi la connaissance d’Alice et tous tombèrent d’accord sur un point : Alice était nettement plus sexy que Damien et surtout plus agréable à vivre. Par contre, elle dut raconter sa nouvelle vie de femme en long et en large. Sa famille sut tout ou presque de sa relation bisexuelle avec Patrice et Bérénice.
Valérie lui proposa, non sans malice, de l’inviter à la prochaine vente de lingerie.
Novembre était déjà bien avancé. Les décorations de Noël illuminaient déjà la ville. Le vent et la pluie balayaient les rues, où se pressaient malgré tout les hommes et les femmes en quête des premiers cadeaux.
La météo ne permettait pas à Patrice de travailler et il avait prétexté d’aller voir ses potes pour un tarot. C’était vrai en partie car le soir il quitta la table de jeu pour retrouver Alice, qu’il avait invitée au restaurant. Mais ça Bérénice ne le savait pas. Patrice savait ce qu’il faisait. Ce n’était pas la première fois que de telles après-midis se passaient chez des amis à jouer aux cartes et il n’était pas rare que Patrice rentrat tard dans la soirée. Bérénice n’aimait pas le tarot et le laissait partir bien volontiers car en général, quand il revenait, ça se terminait en partie de jambes en l’air.
Ils organisèrent la rencontre par SMS. Alice arriva peu de temps après Patrice, emmitouflée dans un manteau qui lui arrivait sous les genoux. Ses jambes gainées de nylon clair étaient perchées sur des plateformes à talons très hauts, que Patrice ne lui avait jamais vues.
Le maitre d’hôtel la débarrassa de son manteau et recula sa chaise.
Alice portait une robe en laine au col roulé, qui mettait en valeur sa fausse poitrine.
– Tu es magnifique. Comme d’habitude, dit-il en se levant pour l’accueillir. Non, tu es plus belle de jour en jour.
– Arrête ! Tu me fais rougir, dit-elle après lui avoir fait la bise sur les joues.
– Ne soit pas modeste. Ce sont de nouvelles chaussures ?
– Oui, je les ai reçues aujourd’hui. Tu aimes ?
– Beaucoup ! Il me tarde d’en voir plus.
– Coquin.
Le repas se déroula lentement. Leur conversation alla de la météo à la partie de cartes, en passant par leurs journées professionnelles, les enfants, la transition de Justine et Bérénice.
– J’ai quelque chose à te dire, dit Patrice après quelques secondes de silence.
– Oh, oh …
– Bérénice ne sait pas que je suis avec toi. Elle me croit toujours chez mes amis.
– T’es pas bien ? Tu sais ce que tu risques ? On avait dit que l’on ne se cachait rien. Surtout vous deux ! Il en va de la survie de votre couple et je ne veux surtout pas être la raison de votre séparation.
– Eh, eh, eh. Stop ! Ne t’inquiète pas, je lui dirai tout en rentrant. En fait, j’ai surtout quelque chose à te demander, quelque chose dont je n’ai pas encore parlé à Bérénice, quelque chose qui te concerne directement et personnellement.
– Tu m’inquiètes. Tu ne veux quand même pas te séparer de Bérénice pour vivre avec moi ?
– Non, non, pas ça. C’est vrai que je t’aime, mais j’aime Bérénice comme au premier jour. Et puis je suis très bien avec vous deux.
– Ouf, j’aime mieux ça. Alors, que veux-tu me demander ?
– Bon, voilà. Tu as le droit de refuser. Je ne t’en voudrais pas. Ne me réponds pas de suite, prends le temps de réfléchir, même si la réponse est évidente.
Patrice avait la tête baissée, comme un enfant pris en faute ou intimidé par son premier rendez-vous. Il triturait machinalement sa serviette. Alice ne disait rien, même si elle était impatiente de savoir ce que voulait son amant.
Il se tut un moment, se demandant s’il n’allait pas trop loin. Mais il ne pouvait plus faire marche arrière. Alice aurait de toute façon insisté pour savoir le fin mot de l’histoire.
– Voilà, mais ne le prends pas mal, voilà… j’aimerais … j’aimerais que, oh putain je deviens vraiment con.
– Bon tu le craches le morceau ? On ne va pas y passer la nuit ! Même si je suis bien avec toi.
Cette dernière remarque redonna du courage à Patrice.
– Alice, je t’aime, je te l’ai déjà dit, j’aime ton corps, j’aime ta féminité troublante, j’aime te faire l’amour, t’embrasser. Cet été je t’ai demandé de bronzer avec ton bikini parce que j’aimais voir les marques de bronzage qu’il laissait. Aujourd’hui j’aimerais… j’aimerais que tu aies une vraie poitrine, de vrais seins comme ceux de Bérénice.
Alice tomba de haut. Elle s’attendait à beaucoup de choses mais pas à ça. Si elle s’acceptait en tant que travesti, elle n’avait jamais envisagé une quelconque transformation physique. Son apparence suffisait pour le moment à donner le change. Elle redevenait Damien quand elle en avait besoin, principalement pour des questions administratives. Et côté sexe, son corps lui convenait pour prendre du plaisir avec Bérénice et en donner à Patrice.
– Comme je te le disais, ne me réponds pas maintenant, même si je suis presque sûr que tu ne voudras pas. Mais j’avoue que si je suis dingue de toi telle que tu es, je le serai encore plus si tu avais de jolis petits seins. Je ne demande pas une grosse poitrine à la Nabilla. Un bonnet B me suffira amplement. Voilà.
Alice observa Patrice. Elle le trouvait touchant dans sa demande, seul dans son coin sans en avoir parlé à sa femme. Il caressait doucement sa main aux ongles longs et vernis d’une laque rouge vif. Alice ne fit rien pour le décourager. Au contraire même, elle croisa ses doigts avec ceux de Patrice.
– Si tu acceptes, continua-t-il, ce sera la plus belle preuve d’amour que tu pourras me donner. Je sais que tu aimes Bérénice et tout ce que tu fais, c’est juste pour elle, pour être près d’elle. Je sais que tu acceptes de faire l’amour avec moi uniquement pour être près de ma femme et que tu ne ressens pas de plaisir. Mais j’avoue que ça commence à me peser. J’aimerais tant que tu aies du plaisir quand je te fais l’amour, j’aimerais tant que tu m’aimes, j’aimerais tant que tu me le dises.
Alice lut un profond désespoir dans les yeux de Patrice. Elle se rendit compte qu’il avait raison, qu’elle ne faisait rien pour se rapprocher de lui et qu’elle subissait sa présence en attendant d’être dans les bras de Bérénice. Elle n’était pas juste avec lui. Il était un amant doux, attentionné. Il l’avait invitée à plusieurs reprises au restaurant, lui avait offerts des vêtement et elle avait jugé qu’accepter juste ses saillies suffirait à lui rendre la monnaie de sa pièce.
Soudain, elle se remit dans la peau de Damien et se demanda comment il aurait vécu le même comportement de la part de Bérénice. Et elle se rendit à l’évidence : cela n’avait rien d’agréable et c’était même plutôt frustrant. Patrice subissait ce sort depuis bien trop longtemps. Le plaisir physique était une chose mais il avait bien peu de saveur sans les sentiments qui pouvaient l’accompagner.
– Je vais y réfléchir, dit-elle enfin. Je ne te dis pas non. Mais pas oui non plus.
– Ça me va, dit Patrice avec un grand sourire.
Cette réponse était déjà en soi une petite victoire.
Ils burent le café et quittèrent le restaurant.
A suivre